Or, les formes et les orientations de la radicalisation sont multiples, telles que l’extrême droite et gauche et l’extrémisme à cause unique (écologie, féminisme, etc.). Alors, pourquoi et comment la jeunesse française se radicalise ?
Entretien avec Eric Marlière, sociologue et maître de conférences à l’Université de Lille. Ses travaux portent sur les quartiers populaires, la sociohistoire de la classe ouvrière et la construction des identités des jeunes en zone urbaine.
Vous avez rédigé un article intitulé « La fabrique sociale des radicalisations juvéniles: hypothèse et perspectives », quelle est votre hypothèse sur les radicalisations des jeunes ?
Il peut y avoir plusieurs hypothèses plausibles. Certains universitaires ont plutôt exploré la piste de l’islam comme une essence de forme de radicalisation liée à la violence. Et puis, il y a d’autres, comme moi, qui ont focalisé leurs travaux sur la question sociale.
J’ai travaillé antérieurement sur les quartiers populaires urbains. J’ai constaté que les émeutes en France sont devenues coutumières dans les années 80 jusqu’aux émeutes de 2005. Il n’y avait pas forcément une réponse politique pour répondre aux revendications ni entendre la colère de plusieurs générations de jeunes qui se sont succédées.
Et donc, du coup, le processus de radicalisation, quelque part, pourrait, pour certains jeunes en tout cas, faire partie dans une certaine mesure, de cette généalogie.
Cette dernière est jalonnée de confrontations à la fois avec la police, de tensions avec le politique en général ou encore de problématiques avec les institutions d’encadrement.
Une partie des institutions n’a pas été en mesure de répondre aujourd’hui au fait que, il y aurait peut-être dans cette radicalisation aussi, une dimension politique.
Je me suis également aperçu que le monde ouvrier était très turbulent et violent, mais on avait, pour schématiser, le Parti communiste qui encadrait la classe ouvrière. Cette dernière était aussi confrontée à la violence des formes de délinquance et au conflit avec la bourgeoisie.
Ainsi, pour ces jeunes radicalisés, parfois des quartiers et des classes moyennes, pas forcément de familles musulmanes, je me suis demandé si pour certains d’entre eux, cela ne constituerait pas une idéologie de substitution au communisme?
Parmi les plus grandes formes de radicalisation, on cite celles de l’extrême droite, de l’extrême gauche, de l’extrémisme politico-religieux et de l’extrémisme à cause unique (écologie, féminisme, etc.). Est-ce que vous pourriez reprendre ces quatre formes, et nous en dire un peu plus ?
Tout d’abord, j’ai travaillé essentiellement sur la radicalisation liée à l’extrême droite. D’ailleurs, il y a plusieurs figures d’extrême droite notamment Eric Zemmour et Alain Soral. Paradoxalement, beaucoup de blogs faisant éloge de cette idéologie sont fréquemment consultés par des jeunes et des quadragénaires, mais aussi par des personnes de classe moyenne en voie de déclassement, confrontée également à la crise ainsi que des classes populaires un peu isolées.
Du coup, on sent un terreau favorable à ce discours qui s’en prend aux musulmans, aux étrangers, à la communauté juive et aux élites. Ce tout est un peu associé.
Ensuite, à côté de cette forme de radicalisation, on voit très bien aussi que le mouvement des gilets jaunes et certains mouvements de gauche se radicalisent parce qu’ils n’ont pas eu de réponse à leurs revendications. Même si aujourd’hui on voit que le gouvernement lâche du lest au niveau de la prime à l’essence, etc.
Enfin, il y a les mouvements féministes, que je connais beaucoup moins, mais on observe que les femmes commencent à avoir une place importante dans la société, notamment dans le milieu universitaire, et c’est très bien ainsi.
En effet, il y a encore des pans entiers de la société où les inégalités sont très fortes. Finalement, il y a une segmentation des formes de radicalisation. C’est peut-être un peu difficile aussi pour le gouvernement de répondre à toutes ces fractures avec des demandes identitaires et segmentées.
Michel Wieviorka avait écrit il y a quelques années La société fragmentée et la radicalisation est certainement une des illustrations.
Alors pour vous, en tant que sociologue, quels éléments peuvent faire pencher la balance chez une personne radicalisée soit vers la voie légale ou illégale ?
Il est difficile de répondre à cette question car, mes collègues et moi-même, généralement, on travaille sur des processus ou des dynamiques et les choses ne sont ni figées ni stabilisées dans le temps.
Bourdieu parlait de l’illusion biographique, c’est-à-dire, j’ai peut-être rencontré la bonne ou la mauvaise personne, reculé de trois mètres et puis après je suis reparti. Il y a toujours une tendance et un groupe. Je pense que pour les parcours de radicalisation, c’est pareil. A un moment donné, on peut avoir une sensibilité politique pour certains, se rapprocher d’un groupe et être en lien avec des gens plus radicaux.
Et puis, il y a aussi d’autres profils, des gens parfois qui ont peu d’égard pour la motivation politique, ils veulent simplement en découdre. Je pensais aux travaux de mon collègue Elyamine Settoul sur ceux qui ont un passé militaire. Il y a aussi des moteurs qui interviennent.
Certains se sentent victimes d’islamophobie ou en tant que militants associatifs n’ont jamais été reconnu dans leur engagement par exemple. Enfin, il ne faut pas oublier l’économie morale, c’est à dire une ambiance particulière et une culture qui se transmettent. Finalement, il est très compliqué de répondre même en prenant en compte tous ces éléments.