AA / Ankara / Sümeyye Dilara Dinçer
La France a nommé une nouvelle ambassadrice à Ankara, la première femme à assurer cette mission en Türkiye pour le compte de la France.
Isabelle Dumont a, auparavant réalisé des missions diplomatiques au sein de l’ambassade de France à Ankara, notamment entre 2011 et 2013.
Lors d’une interview accordée à Anadolu, la diplomate française est d’abord revenue, en turc, sur ses premières impressions en prenant ses fonctions à Ankara.
“Je me suis faite une idée dès le premier soir de mon arrivée à Ankara, nous sommes allés dans un restaurant. Je me rappelle très bien, nous avons commandé des mézés, en musique de fond il y avait Barış Manço. Je me suis d’amblée sentie chez moi. Je n’ai pas vu de grands changements ni à Istanbul ni à Ankara, et ça me plait”.
Le père de Mme Dumont est un amateur d’Histoire, en particulier de l’Empire Ottoman. Son intérêt pour l’histoire a certainement eu un impact sur la carrière de la diplomate française.
“Certainement, nous sommes tous forcément influencés par nos familles. Ma grand-mère était russe. Elle s’est installée à Istanbul après la Révolution russe. Elle a pratiquement passé toute sa vie en Türkiye. Mon père a vécu jusqu’à ses 20 ans à Istanbul. Il est ensuite parti en France pour ses études. Il s’est marié avec ma mère, et je suis née. Mais mon père, en tant qu’expert de l’Empire Ottoman, venait souvent en Turquie. Il nous rapportait “tahin, pekmez, helva”. J’adorais. Je pense qu’en conséquence de tout ça je suis aujourd’hui ambassadrice à Ankara. C’est très bien ».
L’ambassadrice Dumont a ensuite répondu aux questions de la correspondante d’Anadolu.
– Vous êtes la première femme ambassadrice de France à Ankara. Comment le vivez-vous ?
Si vous permettez, je vais répondre en français. Pour vous dire que je suis d’abord, je vous le dis très directement, très fière d’être la première femme ambassadrice de France en Turquie. J’ai été aussi la première femme ambassadrice de France en Ukraine en 2015 puis à Chypre en 2019. Evidemment pour moi la Turquie c’est très particulier, je vous ai parlé de mon histoire familiale. Être l’ambassadrice de France alors que ma grand-mère a été accueillie dans ce pays, c’est très très spécial pour moi. Cela étant, mon espoir est que, et nous sommes deux femmes, qu’à l’avenir cette question ne sera plus posée car ce sera naturel qu’une femme soit ambassadrice.
– Votre niveau de turc est très bon. Avez-vous suivi des cours, lisez-vous des romans, votre père a-t-il eu un impact sur ce savoir du turc ?
C’est gentil de votre part. J’y travaille. En fait, malheureusement je ne l’ai pas appris enfant, j’ai commencé à m’y mettre seule avec un livre d’autoapprentissage vers l’âge de 22 ans alors que j’étais professeur de français, en fait, aux Etats-Unis. J’ai pris un stage, des cours mais c’était un apprentissage normal, classique. J’aime beaucoup les langues étrangères.
J’aime beaucoup la littérature turque. J’ai toujours lu des livres turcs. Evidemment Orhan Pamuk, des nouvelles d’Ayşe Kulin par exemple. Récemment Mme Hayat d’Ahmet Altan et puis quand j’étais petite, je me souviens avoir lu un livre de Yaşar Kemal qui s’appelait “Filler sultanı ve kırmızı sakallı topal karınca” et puis j’avais les aventures de Nasreddin Hoca comme livre de chevet pendant des années, c’était mon principal livre de chevet. Et en ce moment, je lis un roman policier aussi pour pratiquer mon turc de Ahmet Ümit qui s’appelle “Beyoglu’nun en güzel ağabisi”. Peut-être que vous l’avez lu.
– Ecoutez-vous de la musique turque ?
Alors il y a un groupe que j’adore qui s’appelle “Yeni Türkü”. J’adore ce groupe. Mais sinon, j’aime à la fois la musique pop, quand j’avais 20 ans, j’écoutais Tarkan par exemple. Barış Manço. Et j’aime beaucoup aussi la musique classique turque et notamment un instrument que j’aime beaucoup, c’est le ney. Et j’ai plusieurs disques de Ney. Il y a par exemple un disque qui s’appelle – je cherche dans mes souvenirs – “yedi karanfil” je crois. Vous connaissez. Et je suis venue ici avec un saz et deux ney que je ne sais pas vraiment jouer mais que j’ai l’intention d’apprendre.
– Le président Macron a parlé d’une nouvelle politique française en Afrique. Quels vont être les principaux axes de cette nouvelle stratégie ? Y aura-t-il de nouveaux accords avec les pays africains, ou de nouveaux projets d’aides ?
Alors effectivement le président de la République a présenté en février 2023 une nouvelle approche dans notre stratégie pour l’Afrique fondée sur les principes suivants :
D’abord il s’agit de bâtir une nouvelle relation équilibrée, réciproque et responsable : cela passe par des choses très concrètes, comme la réforme du Franc CFA qui a été faite dès 2019, la restitution de certaines œuvres, le passage d’une logique d’aide à une logique d’investissement solidaire et partenarial et ce mot partenarial est très important.
Ensuite il s’agit de bâtir un nouveau modèle de partenariat militaire avec comme objectif d’avoir des bases qui soient cogérées, avec une diminution visible des effectifs français et une montée en puissance de nos partenaires africains.
Et puis il s’agit de défendre nos intérêts. Nous avons des défis communs – le climat, la démocratie, l’économie que nous devons traiter de manière commune avec la société civile et notamment avec la jeunesse africaine.
Et je voudrais vous dire dans ce contexte-là, de façon très nette, amicale et très nette, que je rejette très clairement les accusations de néo-colonialisme qui sont souvent colportées en Turquie, peut-être par méconnaissance de tout ce que je viens de vous expliquer. La Turquie, elle, très fortement engagée dans plusieurs pays ayant par le passé appartenu à l’Empire ottoman. Concernant la France, nous avons des liens historiques, linguistiques, culturels avec le continent africain. Il est normal que la France reste engagée avec ce continent, qui d’ailleurs bénéficie du partenariat que nous proposons et que je viens de vous décrire. Et en ce qui nous concerne, nous rejetons les logiques de compétition, qui relèvent d’un autre temps. Et nous pensons qu’avec la Turquie, comme avec d’autres pays, nous avons beaucoup à faire ensemble, pour le profit de l’Afrique et pour notre profit commun.
– Concernant le conflit israélo-palestinien. Nous sommes témoins de nombreuses scènes bouleversantes: Quelle est votre approche sur les évènements récents ?
Alors d’abord il faut rappeler ce qui s’est passé le 7 octobre. C’est à dire une attaque terroriste du Hamas contre des civils israéliens.
La France a condamné avec fermeté ces attaques terroristes contre Israël et sa population et je dois dire que la France a été touchée dans sa chair puis que 35 citoyens français ont été tués et 9 citoyens français ont été faits otages. Et nous travaillons en coordination étroite avec nos partenaires pour faire libérer tous les otages.
Notre position dans ce contexte est sans aucune ambiguïté. Israël a le droit de se défendre contre une offensive terroriste qui a été coordonnée, d’ampleur sans précédent. Et dans l’exercice de ce droit, Israël doit respecter le droit international. Et nous rappelons aux autorités israéliennes, notre attachement à l’idée d’épargner le maximum de vies civiles. Nous appelons aussi à la préservation d’un accès humanitaire sûr, notamment au poste frontière de Rafah.
Enfin le Président de la République lorsqu’il s’est déplacé en Israël ces derniers jours, a redit notre position qui est qu’il n’y a pas de paix sans une relance du processus politique. Une solution à deux Etats, qui garantisse la sécurité d’Israël et réponde aux aspirations légitimes du peuple palestinien. C’est cela la position française.
– De nombreux enfants, des bébés meurent à Gaza. Comment expliquez-vous le manque de réaction de la France sur les morts de civils à Gaza ?
Nous ne pensons pas qu’il faille opposer les souffrances.
Je vous l’ai dit très clairement. Nous condamnons les actes terroristes du Hamas contre des civils israéliens, y compris des femmes et des enfants.
Nous considérons qu’Israël a le droit de se défendre contre le terrorisme.
Et dans cette défense d’Israël contre le terrorisme, nous appelons les autorités d’Israël à épargner au maximum les vies civils.
Et le Président de la République s’est rendu en Israël, dans les territoires palestiniens, en Jordanie, en Egypte pour jouer un rôle actif afin d’arriver le plus vite possible à une solution qui permette de libérer les otages et de trouver une issue précisément pour épargner les vies. Et donc la France est active dans ce domaine-là et cela s’est montré ces jours-ci par la visite du Président de la République, lui-même dans la région.
– Il n’y a pu d’appel concret de la France pour un cessez-le-feu …
La France comme je l’ai dit, je peux le répéter, a été concrètement engagée ces jours-ci. Nous savons que la situation est extrêmement complexe.
Et donc cette action concrète, elle s’est déroulée sur le terrain en allant voir à la fois les autorités israéliennes, les territoires palestiniens et des pays de la région pour justement essayer de faire avancer vers une solution et la préservation des civils.
Et la France a annoncé une aide humanitaire de 10 millions d’euro qui s’ajoutent aux 95 millions d’euros de 2022. Pour Gaza. C’est très concret.
– Quels sont vos objectifs dans les relations Türkiye-France alors que la Türkiye célèbre les 100 ans de sa république ?
Alors d’abord je voudrais rappeler l’ancrage historique de nos relations qui est très important, qui remonte à 500 ans de relations diplomatiques. Et plus récemment Mustafa Kemal Atatürk, puisque nous célébrons cette année le centenaire, s’est beaucoup appuyé sur sa connaissance de la France, de la langue française, des institutions française pour construire la Turquie moderne que nous connaissons aujourd’hui. Et je dois dire qu’en tant que diplomate française, c’est une grande fierté de savoir que la France fait partie intégrante de cette construction de la Turquie moderne.
Nos relations aujourd’hui sont denses. Et le peuple turc sait que le peuple français est un peuple ami. L’exemple le plus récent, tragique a été les séismes de février dernier lorsque les autorités françaises se sont mobilisées. Nous avons envoyé 140 secouristes de la sécurité civile, nous avons construit un hôpital de campagne, envoyé 38 tonnes de matériel d’urgence et envoyé évidemment de l’aide financière. Mais moi ce qui me frappe beaucoup et c’est surtout sur ça que je veux appuyer, c’est que la population française s’est mobilisée pour la Turquie. La Fondation de France a récolté 10 M€ d’euros très rapidement et notamment il y a eu une soirée télévisée sur France 2, qui est une chaine publique, qui a été extrêmement suivie et là, ce sont des citoyens français, extrêmement nombreux qui ont voulu aider la Turquie. Et s’il y a un moment où l’on sait, où l’on sent l’amitié d’un peuple pour un autre, c’est dans les tragédies et ce moment particulièrement terrible qui s’est déroulé cette année a montré que la population française est aux côtés de la population turque en cas de besoin.
Maintenant parlons aussi un d’avenir, la France va accueillir les Jeux olympiques et paralympiques en 2024, à l’été prochain et j’espère que de nombreux athlètes turcs vont y participer. Nous savons que la Turquie a des chances de médailles notamment en volleyball, en lutte ou au tir à l’arc et dans bien d’autres disciplines et cela va être une belle célébration. Et nous serons très heureux d’accueillir les athlètes turcs à cette occasion-là.
L’avenir c’est aussi la jeunesse turque et la jeunesse française. Et à titre d’exemple, nous faisons beaucoup ensemble et à titre d’exemple, “l’école 42” a deux implantations en Turquie. C’est une école qui enseigne le codage.
Et puis l’avenir ce sont, bien sûr, les défis globaux qui nous concernent tous, Turquie comme France, évidemment celui du changement climatique. Et nous avons des acteurs turcs et français qui travaillent au quotidien, pour accompagner la Turquie dans la mise en œuvre de ses engagements au titre de l’accord de Paris. Et c’est quelque chose d’aussi très important et d’engageant pour le prochain centenaire.
– Quelles sont vos prévisions concernant les relations Türkiye-UE ?
Je voudrais d’abord vous parler si vous le permettez des relations bilatérales plus spécifiquement:
D’abord l’importance à nos yeux de la relation bilatérale dans tous les domaines:
D’abord notre présence économique en Turquie qui est très importante. Nous avons plus de 5 Mds d’investissements. 320.000 emplois directs et indirects qui sont générés par des entreprises françaises. Les 2/3 de ces entreprises ont une activité d’exportation. Et cela, d’après nos analyses contribuent à environ 1,5% du PIB turc. Et nous avons des échanges commerciaux de 20 Mds de dollar cette année, cela étant le plus haut niveau historique.
Et puis je voudrais aussi souligner le rôle de l’AFD (Agence Française de Développement) qui en 20 ans a engagé plus de 4 Md€ de financements sous forme de prêts. Et cela a financé des projets importants pour la Turquie, à titre d’exemple le tramway de la Corne d’Or à Istanbul, les ferries dans la baie d’Izmir, et le métro LRT à Ankara.
Et puis il y a présence culturelle et linguistique qui est très importante aussi et dont je voudrais dire un mot :
Il y a en Turquie 13 établissements bilingues publics et privés; 7 écoles maternelles francophones, 3 universités. Le français est enseigné par 2200 enseignants dans plus de 171 établissements avec un total de plus de 46.000 apprenants. Et la France, c’est le 4ème pays d’accueil des étudiants turcs qui vont étudier à l’étranger et beaucoup bénéficient de bourses à hauteur de 600.000€ de bourses cette année.
Pourquoi j’ai voulu vous donner tous ces détails parce que je suis convaincue que cette francophonie, cette présence culturelle française jouent un rôle très important dans toutes nos relations y compris économique. Je suis frappée de voir depuis mon arrivée le nombre d’hommes d’affaires turcs que je recontre qui ont étudié dans ces écoles bilingues que je mentionnais et qui sont aujourd’hui ceux qui font la richesse économique de la relation bilatérale, qui par exemple sont partis en France et qui réinvestissent en Turquie. Et donc c’est quelque chose de fondamental à préserver.
Et il est certain que plus les relations politiques seront stables et confiantes, plus l’environnement politique est bon et plus cela peut favoriser les investissements dans les deux sens.
Comme vous l’avez mentionné tout à l’heure, avant de venir ici comme ambassadrice en Turquie j’étais conseillère du Président de la République. Ce que je peux vous dire c’est que la France est prête à développer sa relation avec la Turquie. Cela suppose un effort de part et d’autre pour comprendre les positions de l’autre pays, dans un esprit de respect mutuel. C’est le message que je passe à mes interlocuteurs à Ankara.
Par exemple, nous voyons malheureusement des accusations constantes sur une supposée islamophobie en France, qui n’a rien à voir, et je tiens à le souligner, avec la réalité française, qui souvent relèvent de la manipulation d’information, en choisissant tel ou tel incident bien réel malheureusement comme il peut en arriver partout, que ce soit en France ou en Turquie, ou ailleurs pour le généraliser. Et ça c’est très sensible car cela peut être perçu comme une volonté de remettre en cause la laïcité qui fait partie des fondements de notre République, et pour de l’ingérence. Et donc mon message c’est vraiment celui d’une France qui veut travailler avec la Turquie, qui veut développer nos relations dans un esprit de respect mutuel et de compréhension mutuelle.
– Et les relations Türkiye-UE …
D’abord je voudrais rappeler que la Turquie et l’Union européenne sont liés par des liens historiques, très profonds, culturels, humains et économique et par exemple, en 2022, 41% des exportations de la Turquie sont allées vers l’UE.
Alors aujourd’hui, vous savez où nous en sommes. Le Conseil européen a rappelé, dans ses conclusions de mars et juin 2021, que l’UE est prête à entretenir le dialogue avec la Turquie de manière progressive, proportionnée et réversible dans le but de renforcer la coopération dans un certain nombre de domaines d’intérêt commun.
Ensuite cette question que vous posez c’est aussi celle de la Turquie. Jusqu’où la Turquie souhaite aller. Qu’est-ce la Turquie veut faire avec l’Union européenne. Il faut rappeler que la construction européenne a débuté avec la CECA, une Communauté européenne du charbon et de l’acier puis la CEE, Communauté économique européenne. Puis en 1992, le traité de Maastricht qui a créé l’Union européenne qui est une union politique et de valeurs, c’est un projet politique qui repose notamment sur des valeurs de droits de l’Homme exigeantes et sur des abandons de souveraineté importantes.
Ce qui est certain c’est que nous appartenons à un même espace. Nous sommes liés par une histoire très profonde, commune, par des liens intimes, je dirais et que nous avons beaucoup, beaucoup à faire ensemble et que nous le souhaitons !
Et donc pour revenir peut-être à votre toute première question, je dirais que pour moi, comme nouvelle ambassadrice de France en Turquie, cette perspective de développer nos relations est donc particulièrement enthousiasmante.
Je veux, pour terminer, souhaiter à l’ensemble de la nation turque un excellent anniversaire pour le centenaire de la république.